Durant l’été, même en volant les fenêtres ouvertes, nous étions en sueur dans notre cockpit. L’avion sentait l’huile chaude, l’aluminium, le désinfectant, les fèces, le cuir et le vomi. Les hôtesses de l’air détestaient cette route. Chaque fois qu’elles pouvaient, elles venaient dans le cockpit respirer un air relativement plus frais tout en priant ouvertement pour être mutées ailleurs. Les autres routes étaient plus longues, mais plus confortables. Les avions volaient plus haut et les passagers étaient moins malades.
Les commandants de bord qui pratiquent l’AM-21 connaissent par cœur ses moindres repères ainsi que les caprices de la météo qui peut y sévir. Ils savent que le vent de l’est durant l’été apporte le brouillard avec lui et bloque rapidement l’aéroport de Syracuse. Même dans ce cas, ils savent y atterrir par l’ouest même quand les balises sont en panne. Ils descendent jusqu’à 700 pieds sol et suivent le chemin de fer jusqu’à ce qu’ils voient un canal avec une courbe très prononcée. A ce moment, ils virent vers le sud-ouest tandis qu’une colline forme une masse sombre qui défile sur le coté gauche. Quand cette masse disparait totalement dans le brouillard, ils réalisent un lent virage à droite pendant une minute. Ils remontent vers le nord-ouest et commencent à descendre avec prudence jusqu’à ce que la colline réapparaisse encore sur la gauche. Là, ils sont au milieu d’une étroite vallée qui se termine à l’entrée de la piste.
De nuit, une fine couche de brouillard a tendance à s’accumuler sur le terrain de Rochester. Là aussi, ils ont une recette. A l’ouest du terrain, il y a une ligne de chemin de fer. Il faut commencer par la trouver et la suivre en volant aussi bas que nécessaire pour ne pas la perdre de vue. Ils continuent ainsi jusqu’à une gare de triage surmontée par des lignes à haute tension. A cet instant précis, la clé est dans la serrure ! A cet instant, ils tournent vers le nord et la descente commence. Le temps de réduire la vitesse et de sortir les volets et le début de la piste surgit droit devant le nez de l’avion.
La route AM-21 exige tout le temps de l’improvisation. Le pilote timide et super prudent, n’est pas nécessairement le plus sur.
Ross avait beaucoup d’assurance et il la transmettait à tous les copilotes qui volaient avec lui. Les atterrissages et les décollages étaient partagés fifty-fifty. Un pour toi, un pour lui. Si au tour du copilote les conditions météo se dégradent ou qu’un moteur tombe en panne, ceci ne changera pas la donne. A la rigueur, il peut donner un conseil ou une indication mais pas plus.
Avec les semaines, puis les mois qui passaient, il devenait de plus en plus exigeant et pointu dans ses attentes. Je ne reconnaissais plus l’homme qui m’avait épargné après le coup du train d’atterrissage. Avec lui, plus question des 50 pieds de tolérance sur l’altitude. Si nous devions voler à 5000 pieds, la petite aiguille de l’altimètre devait être rigoureusement en face du 5 et la grande aiguille rigoureusement sur le zéro. L’approximation n’était pas permise. Comment fera-tu, disait-il, si un jour tu dois voler dans des conditions où même quelques pieds comptent ?
Il était pareillement exigeant sur le cap à tenir. Trois degrés d’écart au compas, signifiaient pour lui « errer dans le ciel ». Il expliquait également que les passagers sont sensibles et leur foi dans le transport aérien fragile. Il était impératif de leur épargner le moindre mouvement brutal au manche.
Lui-même, il avait développé une technique de vol qui forçait l’admiration des autres commandants de bord. Il visait une touffe d’herbe sur la piste et y posait le DC-2 avec une telle douceur qu’on se demandait si on n’avait touché le sol ou pas encore. Puis, sans utiliser les gaz ni les freins, il laissait l’avion rouler jusqu’au parking. Durant tout ce temps, un passager aurait pu avoir une tasse de café dans la main sans en renverser une goutte.
Il s’attendait à ce que j’atteigne le même degré de virtuosité. Exceptionnellement, j’arrivais à faire quelque chose qui convienne à ses attentes. Régulièrement, il exigeait que je réduise totalement les gaz à 1000 pieds et que je ne les touche plus jusqu’à l’atterrissage. Il ne manquait pas de dire : un jour, tu seras obligé de poser un truc pareil dans un champ de patates sans les moteurs.
L’été, entre Albany et Newark, il y a une zone où l’on trouve les orages parmi les plus puissants au monde. La chaleur et l’humidité permettaient la naissance de nuages impressionnants qui faisaient trembler les pilotes les plus aguerris. C’est là, qu’un jour, avec Ross, on connut la colère de Dieu dans toute sa grandeur.
Nous volions à 8000 pieds en direction de Newark. Le soleil se couchait. L’horizon était fermé par des colonnes nuageuses qui montaient très haut. En arrière plan, des nuages noirs et denses descendaient jusqu’au sol. Pendant que je remplis des documents de vol, j’étends des craquements de plus en plus forts dans mon casque. Je recule mon siège et je calle confortablement un pied contre le bas du tableau de bord. Je pense à ma période d’essai de trois mois qui vient de se terminer. J’ai tenu le coup. Je suis embauché. Je songe à m’offrir des bottes comme celles de Ross pour garder mes chevilles au chaud. Le DC-2 est plein de courants d’air.
Je suis tiré de mon songe par un changement de régime des moteurs. Ross a poussé toutes les manettes. Les hélices sont passées au petit pas et les tours augmentent.
– Fais-vite un tour à l’arrière ! Demande à l’hôtesse de vérifier que tous les passages sont attachés !
Nous n’avions que neuf passagers pour cette étape. La vérification est vite faite et je retourne à ma place.
Ross a l’air nerveux. Il allume une cigarette, tire une bouffée puis l’écrase dans son cendrier.
– Appelle Newark. Demande leur une autorisation pour 12000 pieds. Renseigne-toi sur la météo qu’il fait chez-eux pendant que tu y es.
J’appelle contrôleur aérien. Tout en leur parlant, je sens ma respiration s’accélérer. L’altimètre indique déjà 10000 pieds. La réponse qui arrive est inintelligible. Je les reçois entre deux et trois sur cinq : « ora… pl… visib… vent… ois… nœuds… ». Les craquements dans l’écouteur deviennent de plus en plus forts.
Nous nous approchons des piliers nuageux. De loin, ils ont l’air fixes De près, ils semblent tournoyer sur eux-mêmes animés par une énergie formidable. Cependant, l’air reste étrangement calme.
Une perspective extraordinaire d’offre à moi. Dans un cockpit, les jauges, les manettes de gaz tout comme le collègue, ont une taille fixe. Le reste, ce que nous voyons à travers les hublots est réduit à une plus petite proportion. Là, ces nuages nous font l’effet inverse. Nous avons l’air minuscules devant ces géants. Nous sommes comme un objet infinitésimal sous un microscope. Nous ne sommes rien.
Les pilotes les plus réalistes vous avoueront assez facilement qu’ils sont surpayés. Dans les compagnies aériennes, il y a un cycle qui revient une fois par an. Il fait gagner au pilote, en deux minutes de temps, tout le salaire de cette année là. Pendant ces deux minutes, le pilote serait même prêt à rendre cet argent dans son intégralité pour être ailleurs.
Ce soir du mois d’aout, nous allions gagner plus que notre salaire annuel.
Cabine DC-2
Pas de suite à ce récit haletant?;-)
Bonjour
J’ai lu ce livre il y a très longtemps et je souhaiterai en retrouver le titre et l’auteur.
Merci
Bonjour,
Fate is the Hunter
Par Ernest K. Gann