Voici une histoire que j’aurais du raconter plus tôt. Pour vous, j’ai été assister à une Conférence Internationale sur la Sécurité Aérienne qui se déroulait à Paris. J’ai failli ne jamais y aller parce que pour s’inscrire, il fallait envoyer un mandat cash. Ca doit être une opération facile quand on habite à Saint-Remy-sous-Barbuise, Rosnay-l’Hôpital ou même à Saint-Benoist-sur-Vanne. Par contre, quand vous tentez la manœuvre depuis l’étranger, ça devient un peu moins user friendly. Je décide d’appeler en France et je tombe sur une personne très serviable qui me donne un RIB mais sans IBAN. Pas rassuré, j’appelle mon banquier. Il est catégorique : no IBAN, no deal. Je peux faire autre chose pour vous ? Non merci. Cheers. Clic… puis la tonalité d’un téléphone qui sonne dans le vide.
Je vous la fais court, j’ai réussi la prouesse de m’inscrire pratiquement la veille de la conférence. Le temps de boucler une valise et je suis à l’aéroport pour sauter dans le prochain pour Paris.
Ca commence à 9 heures du matin pas loin de l’Assemblée Nationale. Un quartier où il n’y pas beaucoup de métros. Un endroit où il ne fait pas bon de se balader en chaussures de cuir neuves. Alors que j’avale des kils, mes pieds se transforment en compote alors que mon cerveau commence à me signaler qu’on s’est peut-être gouré de station. Je m’arrête devant un bâtiment impressionnant. Style Louis avec des X, des V et peut-être même des I. C’est un lycée. Impressionnant. Encore, nous sommes dans une zone d’éducation non-prioritaire. Je me demande ce que ça serait si elle avait été prioritaire !
J’avise un minuscule café où un homme en béret est attablé devant un pichet de rouge. Huit heures du matin, ça libère question convenances. Lui ses rêves, ils sont tirés par un V8 qui consomme du Gigondas, du Bourgogne ou du Côtes du Rhône. Son vin sent le Madère et le chêne-liège mais il remplit son office. Il est affalé à sa table. Sa raison semble avoir beaucoup errée de brouillard en brouillard jusqu’à finir sur des récifs. Je lui pose l’adresse sur la table, tout près du ballon, qui je le sais, ne peut que se trouver dans son étroit champ de vision. Il m’affranchit. Je suis pas loin, dit-il. Guidé par ses paroles, je reprends mon chemin.
J’arrive à la conférence ; presque pas en retard. On me donne un badge. Il a une grosse aiguille derrière. Je fais gaffe à ne pas me faire embrocher en le fixant sur ma chemise. Dans le grand escalier, j’ai le temps de m’arrêter devant la grande glace. Je me fais les dernières recommandations : arrange le lacet gauche, la chemise, le col, tes cheveux et efface ce sourire, c’est une affaire sérieuse merde !
La salle est petite, mais il y a de la place comme disait Brel. Il y a surtout des costumes-cravates mais on trouve quelques tailleurs si on cherche bien. Tailleurs genre la jupe qui monte jusqu’à la huitième vertèbre thoracique.
Face à la salle, il y a une longue table surélevée recouverte d’une nappe bleue où sont assis les intervenants. Longue, mais pas assez. Ils se tiennent épaule contre épaule. Si l’un d’eux éternue, ils tombent tous comme des dominos. Leurs visages sont jaunes parce qu’une partie de l’image du rétroprojecteur arrive sur leurs têtes dégarnies. L’intermittent du spectacle qui est au guichet a du oublier ses lunettes. L’image des diapositives Power Point est floue et hors cadre.
Un intervenant est en train de lire un pdf d’une voix monotone. Son corps est figé, son visage inexpressif. De temps en temps, sa main prend vie pour envoyer la page suivante. Au bout d’une heure, il en était à la moitié. Dans la salle, tous les soixante ans et plus dormaient. Je me forçais à rester éveillé. La situation était très simple : tu fermes les yeux, tu pars.
Je peux vous confirmer ici que ce qu’il lisait était du Français parce que je reconnaissais les mots et que dans ma tête ils sont associés à cette langue. En termes de sens, il aurait tout aussi bien pu parler en Zoulou. Des phrases interminables à rallonges et à tiroirs sont lues si lentement et avec si peu de conviction que lorsque le dernier mot tombe, on a déjà oublié le premier. Une regardée dans le programme m’apprend qu’il s’agit du porte parole du Ministère des Transports. Je peste intérieurement.
Claude Lelaie est pilote d’essai Airbus. Intervention très intéressante sur le système BUSS
La conférence est animée par le député UMP de l’Essonne, Sir François-Michel Gonnot. Il est au milieu de la tablée et je vois qu’il reçoit des questions dans des petits bouts de papiers. Je prends mon calepin et rédige un texte que je fais passer. Il déplie la note, en prend connaissance puis la repose à l’envers. Elle comportait ces mots : « faites-le taire ».
Dans une conférence, alors que tout le monde focalise sur ceux qui parlent, il est souvent plus intéressant d’observer les intervenants qui ne parlent pas encore. C’est comme dans un duo de musique, observez toujours le chanteur dont ce n’est pas encore le tour : il ne sait pas où se mettre. Rien n’est pire que d’être sur scène mais de n’avoir rien à faire.
A la gauche de la table, il y a un journaliste Français qu’on entend souvent à la radio : Michel Pollaco. C’est un passionné d’aviation qui a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet. Il se met à l’aise son siège et pousse ses jambes devant lui. Celles-ci dépassent sous la table et soulèvent la nappe. Il chausse du 46, facile.
Je vous laisse deviner qui est Michel Polacco
Michel prend la parole. Il est suivi un peu plus tard par Jocelyn Smykowski, président du Syndicat National des Pilotes de Ligne. Je comprends enfin que je ne suis pas venu pour rien.
Une responsable de l’Agence européenne de la sécurité aérienne s’exprime. C’est l’EASA. Nom très confus. Certains disent EASEA, d’autres AESA, ASEA, ASAEA… Quatre lettres, une infinité de combinaisons ! J’apprends un truc absolument extraordinaire. Je ne devrais presque pas le dire. Vous savez les petits rapports soumis par les pilotes ou autres professionnels de l’aviation quand ils constatent un risque… ils ont un souci avec. Ils ont tous été mis dans une base de données non-indexée. C’est un peu comme si vous aviez un annuaire téléphonique où les noms ne seraient pas dans l’ordre. Ces ASRS, comme on les appelle, sont au nombre de plusieurs dizaines de milliers, mais il n’y a aucun moyen de chercher dedans. Ils ont été entrés dans une base sans aucun classement, ou index. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Des pensées noires et cyniques m’envahissent. Heureusement qu’il sonne midi. La pause !
Pour le repas, les places sont assignées par les organisateurs qui nous guidèrent à travers la salle à manger. Je me suis retrouvé à une table dominée par un pilote à la bonne bouille de CFIT et au gabarit de l’abominable bonhomme des neiges. Avec lui, on ne parle plus de taille, mais de hauteur. Deux mètres facile. Et encore, il est assis. Il doit rajouter discrètement un ou deux nœuds à la vitesse de décollage de son Airbus ; on ne sait jamais.
Sa main gauche est crispée sur une fourchette qu’il tient verticalement. Sa main droite est armée d’un couteau avec lequel il coupe l’air de manière tranchante. A chaque phrase affirmative, il abaisse le couteau verticalement. Chaque question qu’il pose, s’accompagne d’une rotation de poignet qui fait dessiner un cercle parfait à la lame.
Il parle, pèse ses mots et lorgne ses compagnons de tablée. Chaque œil semble indépendant de l’autre. Lui, il peut avoir un œil fixée sur l’altimètre et un autre en train de voir ce que fait le copilote. Il fixe une personne avec œil gauche alors que le droit s’anime d’un mouvement circulaire extraordinaire qui lui fait scanner, visage par visage, tout son auditoire. Soit les deux lobes de son cerveau sont déconnectés l’un de l’autre, soit il a deux âmes, soit c’est une déformation professionnelle.
Il possède une montre compliquée avec un nombre impressionnant de boutons, molettes, roues et poussoirs. Elle doit même calculer le temps de cuisson d’un poulet fermier en fonction de son poids et de son âge. Il doit s’en servir pour calculer les composantes du vent, le temps de route, l’heure du lever du soleil, le carburant à emporter et peut-être même les performances au décollage de son A330.
A à sa droite, il y a son First Officer habituel. Ils s’installent dans la vie comme dans un cockpit. Encore une déformation professionnelle. Le copilote est un grand maigre qui a eu l’idée étrange de porter une chemise à rayures verticales. Il est penché sur son assiette et semble recroquevillé sur lui-même. L’air lointain, rappelant un enfant autiste, il fouille parmi les champignons avec une cuillère à sorbets. Sa seule communication avec le monde est non-verbale : de temps en temps, il secoue sa tête d’un petit hochement d’acquiescement. Son commandant semble très sensible à cette tangible marque d’assentiment.
A bord d’un avion bourré de cartons, de sacs et de palettes, ils foncent dans la nuit. Petite lumière parmi les étoiles, ils ne sont qu’un point éphémère au-dessus d’un désert, un océan ou une chaine de montagnes dont ils ignorent jusqu’à existence. Ici, il n’y ni la petite hôtesse qui sert le café, ni le steward impeccable qui sent bon le Chanel 5, ni le VIP qui veut visiter « le poste ». La composante « ennui » inhérente aux vols cargos n’a pas beaucoup évolué au fil des âges. Depuis les mails au cockpit ouvert sur les éléments, jusqu’au dernier jet, le temps qui reste n’est pas l’ami des pilotes. On pourrait et on devrait leur permettre de lancer des petits jeux sur l’un des écrans disponibles dans le cockpit. Pour éviter les abus, le système pourrait être programmé pour ne devenir disponible que lorsque l’avion vole à son altitude de croisière. Ce n’est peut-être pas raisonnable mais laisser des pilotes en proie a l’ennui et l’oisiveté, est une forme subtile mais authentique de mauvais traitement.
Le commandant de bord, nous raconte comment il tourmente son copilote par une méthode simple mais perverse. A n’importe quel moment durant les longues heures que dure un vol, il peut soudainement lui dire « Ne bouge pas ! ». Le moment est généralement choisi lorsque le copilote est entrain de remplir des documents ou fouiller dans son crew bag pour trouver une aspirine. Quand il entend cette injonction, il se fige comme une statue de sel et sous aucun prétexte ne lève les yeux sur les instruments de bord.
– Je lui demande alors : dis-moi quelle est la valeur du N1 maintenant
Le pilote automatique maintient la vitesse et joue tout le temps sur le régime pour la garder. Le N1 change tout le temps ce qui veut dire que la question est vache.
– Comme ça tu ne sais pas ? Et l’EGT tu sais quelle est sa valeur ?
– Je ne sais pas le chiffre exact, mais c’est une valeur normale
– Comment tu sais que c’est une valeur normale ?
– Je n’ai pas lu la valeur mais je sais que l’aiguille était à la bonne place
– Tu prétends qu’elle est normale alors que tu n’en connais pas la valeur. Je parie 50 Euros que tu ne connais pas la valeur de la vitesse sol à l’instant. C’est 490 nœuds, tu vois, ça ne sert à rien de parier avec moi sur ces choses là. Tu perds tout le temps. Tu sais au moins où nous allons ?
Pendant que vous dormez du plus profond de votre sommeil, dix bornes au-dessus de votre tête, dans ces points lumineux qui défilent dans le ciel se déroulent ces scènes.
Sans s’appesantir sur l’effet dramatique de ce qu’il vient de raconter, il baisse la tête et pendant une bonne minute, il mange comme s’il n’avait rien dit. Il dévore son poisson et le pousse avec un ballon standard qu’il finit en deux bouchées et demi. Sa mâchoire part nerveusement sur le coté et il fait une grimace qui la remet en place. On sent en lui l’émotionnel caché. Emotionnel, mais pas sophistiqué. Il ne pilote pas son zinc, il le conduit comme un vieux paysan conduit son tracteur John Deere muni d’un déchaumeur à dents. Plus la machine se complique, plus l’humain doit se simplifier.
Il lève les yeux, puis jette un coup d’œil sur son copilote. Il ne le déteste pas au fond. Avec lui, il a livré des machines agricoles à des Noirs, des voitures de sport à des Arabes, des caisses de Beaujolais nouveau à des Japonais, du courrier un peu partout, de la marijuana à on ne sait qui… Il se souvient d’un cheval, de toiles célèbres, de caisses bizarres et même de types qui ne parlaient pas beaucoup.
La conversation reprend, mais elle prend une autre tournure : l’Air France 447…