Le premier paragraphe du rapport d’accident NTSB numéro 20594 n’est pas très favorable au constructeur franco-italien ATR : Avant l’accident de Roselawn, d’autres incidents ont démontré que l’accumulation de glace en aval des boots lorsque l’avion vole à angle d’attaque suffisant pour causer une séparation du flux d’air peut rendre les ailerons instables. En conséquent, il aurait été prudent pour ATR d’examiner des combinaisons de conditions givrantes et de diverses configurations de vol qui auraient pu produire les instabilités constatées lors des incidents précédents.
Un peu plus loin, une phrase aux termes très disputés donne le ton de ce rapport : La brochure ATR 1992 Opérations par Toute Météo était trompeuse et avait minimisé le potentiel catastrophique connu de l’ATR quand il vole dans de la pluie givrante. Plus tard, le NTSB reviendra sur une partie sa déclaration et utilisera des expressions plus neutres.
Que s’est-il passé ?
L’accident du vol American Eagle 4184 fait partie de ces évènements dramatiques qui provoquent d’importantes remises en question sur les conditions d’exploitation des avions. Dans l’après midi du 31 octobre 1994, l’appareil de type ATR 72-212 immatriculé N401AM commençait sa descente sur l’aéroport de Chicago O’Hare International. A son bord, il y avait 2 pilotes, 2 hôtesses de l’air, dont l’une réalisant son premier vol, et 64 passagers.
Avant le décollage, un dossier météo avait été fourni au dispatcher de la compagnie. Celui-ci contenait un message de type AIRMET que le dispatcher transmet ou pas aux pilotes à sa propre discrétion. Dans le cas précis, il n’avait pas été transmis. En effet, l’AIRMET est un message météo concernant des phénomènes qui peuvent intéresser tous les avions au niveau opérationnel, mais constituer un danger que pour certains d’entre eux à cause de la limitation de leur performance ou de leurs instruments ou de la qualification de leurs équipages. L’AIRMET annonce des phénomènes météo moins significatifs que ceux qui mériteraient un SIGMET.
Moins d’une minute après le décollage, alors qu’il passe les 1800 pieds d’altitude, le pilote branche le pilote automatique. Après plusieurs contacts avec les services ATC, l’appareil se trouve enfin à son altitude de croisière qui est de 16000 pieds ce jour là. Sur la fréquence, plusieurs pilotes volant plus bas reportent au contrôleur aérien des conditions légèrement givrantes. Ces PIREPs sont entendus par l’équipage du vol 4184.
L’avion est autorisé à descendre vers 10000 pieds puis mis en circuit d’attente à 15:24. Les pilotes restent dans le circuit à 175 nœuds et sans système de dégivrage. Au bout de dix minutes, le commandant de bord s’inquiète de l’important angle de cabré lors des virages. Le copilote offre de sortir les volets. Ceux-ci sont positionnés à 15 degrés et l’avion adopte une meilleure attitude avec une baisse de l’angle d’attaque à 0 degrés. Les pilotes font quelques commentaires au sujet du givre, mais ne semblent pas s’en inquiéter outre mesure.
A 15:56, ils sont autorisés à descendre à 8000 pieds. Ils quittent leur altitude d’attente et le contrôleur les informe qu’ils seront en approche dans 10 minutes environ. Le copilote répondit « Thank you ». Ce fut la dernière transmission du vol American Eagle 4184.
Lors de la descente, c’est toujours le pilote automatique qui est aux commandes. Les modes maintien de cap (HDG SEL) et vitesse verticale (VS) sont engagés. Ceci est très important. Parce que à cet instant, les performances aérodynamiques de l’avion ont fortement dégradés. Si les pilotes avaient les commandes en manuel, ils auraient remarqué cette dégradation. Mais dans le cas précis, les circonstances font qu’ils n’ont pas l’occasion de la constater et de réagir de manière appropriée.
L’angle d’attaque augmente vers 5 degrés et les ailerons ont des excursions de plus en plus amples signes de la lute que mène le pilote automatique pour garder l’avion horizontal. Soudain, ce dernier atteint ses limites et se déconnecte. Les pilotes entendent l’alarme correspondante et se retrouvent aux commandes d’un avion fou. L’appareil vire brutalement à droite et se retrouve à 77 degrés d’inclinaison avec le nez qui plonge rapidement sous l’horizon.
Les pilotes réagissent rapidement et les ailes commencent à revenir vers l’horizontale. Le piqué est stoppé à 15 degrés. Mais ce n’est pas gagné pour autant. L’ATR s’incline encore vers la droite à la vitesse d’un avion de voltige : plus de 50 degrés par seconde sont enregistrés par le DFDR. Il passe à 120 degrés d’inclinaison, puis sur le dos et revient presque à l’horizontale après avoir effectué un tour complet. Les ailes continuent à s’agiter dans tous les sens et l’angle de piqué atteint 73 degrés. La vitesse augmente vertigineusement et finit par atteindre 375 nœuds. L’accélération dépasse les 3 G par moments. Le taux de chute est de l’ordre de 500 pieds par minute ! L’avion est en perdition.
En position partiellement inversée, l’avion sort des nuages et s’écrase presque immédiatement dans un champ provoquant la mort instantanée des 68 occupants.
Les débris se retrouvèrent enterrés dans deux grands cratères correspondants aux moteurs droits et gauches. D’après le bureau du médecin légiste de Newton County, lieux du crash, la mort des occupants était due à « de multiples séparations anatomiques dues à la grande vitesse lors de l’impact. ». L’identification des passagers et du personnel, surtout les pilotes à des fins d’analyse, se fera par le bais d’empreintes génétiques. Les enquêteurs ont tous du porter des tenues de protection contre les risques biologiques.
L’enquête, à grands moyens, revient sur la certification de l’appareil ainsi que sur de nombreux incidents relevés sur des ATR soumis à des conditions givrantes. Mais le plus important, reste de reconstituer les étapes cruciales permettant de comprendre le drame du vol 4184.
A 15:17, alors qu’il est en descente vers 10000 pieds, les pilotes engagent le système de dégivrage à son niveau III, soit le plus élevé sur ATR. De plus, ils poussent les manettes de gaz pour afficher des tours hélices à 86% du maximum. Ceci est aussi une exigence constructeur lors de la rencontre de conditions givrantes. Celles-ci sont définies dans le manuel des opérations de l’avion comme correspondant à une température totale inférieure à 7° C avec présence d’humidité visible dans l’air (sous n’importe quelle forme).
Par contre, quelques minutes plus tard, au moment de l’entrée dans le circuit d’attente, le système antigivrage est désactivé et les tours hélice réduits à 77% du maximum. A 15:33, soit 24 minutes avant la perte de contrôle, l’avion passe dans une zone de pluie givrante et accumule une grande quantité de glace. La dégradation subite des performances aérodynamique incite les pilotes à sortir les volets. Plus tard, à 15:51, soit 6 minutes avant la perte de contrôle, une autre dégradation rapide des performances a lieu. Elle correspond également au passage dans un banc d’eau en surfusion qui aliment des dépôts sur le l’extrados de l’aile en arrière des boots qui ne couvent que les premiers 7% de celle-ci.
Le reste se passe très vite. Au moment où la descente commence, la vitesse augmente un peu. En réaction, l’équipage décide de rétracter les volets. Le pilote automatique tire alors sur le manche pour maintenir la vitesse verticale sélectionnée. L’incidence de l’aile augmente et l’avion décroche sans le moindre signe annonciateur ! En effet, comme on le voit systématiquement dans ce type d’accidents, une aile contaminée par le givre décroche à une incidence faible où, en conditions normales, elle serait sensée voler. Les dispositifs d’alarme et de protection, même ceux qui abaissent leur seuil en présence de givre, ne voient rien venir.
N’arrivant plus à contrôler l’avion, le pilote automatique se déclanche et une averti les pilotes par un signal sonore et lumineux. Un quart de seconde plus tard, le manche se retrouve braqué totalement à droite et l’avion part à 77 degrés d’inclinaison dans la même direction. Le taux de chute augmente presque immédiatement à 24000 pieds par minute.
Surpris par la brutalité du phénomène, les pilotes tirent sur le manche pour freiner la descente. Ce réflexe est largement intuitif quand les pilotes ne savent pas qu’ils sont en situation de décrochage. Dans ce cas, ce geste dure 9 secondes pendant lesquelles il va maintenir l’aile à une incidence élevée et, donc contribue à maintenir une situation de perte de contrôle. A la fin de ces 9 secondes, le manche est un peu relaxé et l’aile s’accroche de nouveau permettant un regain de contrôle. L’appareil commence à revenir à l’horizontale. Par contre, le nez est à 73° sous l’horizon et l’altitude de 3700 pieds seulement. Les pilotes n’ont d’autres options que de tirer sur le manche encore pour redresser l’ATR. Comme l’aile est toujours contaminée, ce geste remet immédiatement l’avion en situation de décrochage.
L’avion s’incline de 50 degrés et le GPWS commence à envoyer une alarme orale : « Terrain ! Terrain ! ». Dans un mouvement désespéré, les pilotes agissent sur les commandes de manière énergique. L’accélération verticale passe à plus de 3.7 G et les 3 derniers mètres de chaque aile ainsi que la gouverne de profondeur se séparent. Moins d’une seconde plus tard, c’est l’impact. L’appareil volait à plus de 115 nœuds de sa limite structurelle certifiée.
Que reproche-t-on au constructeur ?
L’ATR 72 dispose d’un système de contrôle latéral basé sur un aileron à chaque extrémité de l’aile ainsi que des spoilers. Alors que ces derniers sont hydrauliques, les ailerons ne sont actionnés par un système mécanique basé sur des câbles, des poulies et des renvois. Cette mécanique est réversible. C’est-à-dire qu’il effort entré au niveau des commandes arrive aux ailerons, mais l’inverse est également vrai. Lors de l’accumulation de glace en avant des ailerons, le flux turbulent provoque l’aspiration de ceux-ci. Ainsi, quand le pilote automatique s’est déclanché, le manche est parti en butée. Il eut fallu une force de 30 kilogrammes pour le ramener au neutre.
Protection givrage ATR-72. Les boots installés sur les bord d’attaque couvraient 7% de la corde.
Ils ont été étendus à 12.5% suite à l’accident.
Lors de la certification, un nombre de tests ont eu lieu. Ils ont permis de définir des points qui se trouvaient tous bien loin des limites de l’enveloppe de vol de cet appareil. Aucun test n’a approché de manière réaliste les conditions rencontrées dans de la pluie ou de la bruine givrantes ou dans les nuages à haute altitude. Par ailleurs, dans le manuel de vol de l’ATR 42 dans sa version de 1992, il est clairement indiqué que le vol en présence de pluie givrante doit être évité. En même temps, cette recommandation n’apparaît pas dans le manuel de l’ATR 72. Interrogé sur la question, les responsables du constructeur ont affirmé que cette omission n’était pas intentionnelle.
De plus, afin de ne pas devoir démontrer l’absence de caractéristiques dangereuses lors du décrochage, de plus en plus de constructeurs utilisent des systèmes de protection rendant celui-ci théoriquement impossible. Ainsi, si l’avion est sensé impossible à décrocher en opérations, on peut négliger l’étude de son comportement dans cette éventualité. Malheureusement, comme on le voit trop souvent, un avion contaminé par du givre peut se retrouver en situation de post décrochage et présenter un comportement indésirable et incompatible avec les attentes et la formation des pilotes.
Opérations en pluie ou bruine givrantes
Dans ces conditions, il n’est pas possible de faire voler un avion de manière continue. Par contre, s’ils utilisent un liquide de dégivrage au sol, les appareils peuvent décoller et passer au-dessus de la couche de bruine givrante ou d’une légère pluie givrante. Par contre, peut réserver des pièges en cas de panne moteur qui serait forcément suivie d’un vol plus prolongé dans la zone de formation de givre.
Après l’accident, les boots qui protègent les bords d’attaque ont été modifiés pour couvrir jusqu’à 12.5% de la corde de l’aile sur ATR 42 et ATR 72. Avant, ils allaient à 5 et 7% respectivement. Les opérateurs cessèrent de programmer cet appareil sur les routes où d’importantes conditions givrantes sont rencontrées.
Lieu du crash et Memorial du vol 4184 de nos jours.
Lire aussi :
– L’accident du Comair 3272 dans des circonstantes en tous points similaires.
– Manuel ATR-72 Protection Givrage Pluie – PDF – 28 Pages – Anglais